Nous avons tendance à glorifier l’écrit, la parole et la réflexion. Quelle gloire accordons-nous au poète qui compose ses vers ! Quelle gloire pour celui qui parle alors qu’on lui intime le silence, qui se dresse quand les autres se prosternent ! La parole est célébrée comme l’instrument du changement : elle transforme les états d’âme, renverse les sociétés, résout les problèmes, et brise les chaînes de l’oppression. Et combien notre civilisation semble fière de garantir à chacun le droit de parler à sa guise. Comment un tel système pourrait-il nous mentir ou nous oppresser ? Nous pouvons parler, nous exprimer ; comment serions-nous esclaves ? Les mots ont un pouvoir, dit-on, et offrir à tous la liberté d’expression, c’est armer chacun de la plus puissante des armes. La plume, après tout, serait plus forte que l’épée. Évidemment, toutes les plumes auraient le même poids, la même portée ! Que les pauvres et les ignorants cessent de se plaindre : ils possèdent, comme tous, ce droit de parole. S’ils échouent, si leur portefeuille reste vide et leur voix inaudible, ne doivent-ils pas blâmer leur propre incompétence ? Nous sommes tous égaux, libres, et ce droit sacré de la parole nous est donné en partage. Comment oser dire qu’il y a oppression, quand museler ses semblables est un acte barbare, étranger à nos sociétés dites civilisées ?
Mais la parole est un outil, comme les mains qui saisissent, les jambes qui marchent et les yeux qui observent. Elle exprime l’action, mais n’en est ni le but, ni la substance. La plume n’a de poids que dans la main de celui qui la maîtrise. Ce qui donne du pouvoir à la parole, ce n’est pas elle-même, mais celui qui l’emploie et celui qui l’entend. Ce n’est jamais un discours qui renverse un pays, mais des actions planifiées, rendues possibles par une réception collective, souvent soutenue par le langage. Offrir à chacun la liberté d’expression et prétendre que cela rend tous les hommes égaux relève d’une absurdité profonde. Donnez à chacun sur Terre les outils d’un menuisier et demandez-leur de construire une table. Aucune surprise : non seulement les résultats diffèrent, mais les artisans surpassent naturellement les amateurs. Avoir le droit de faire une chose ne signifie pas qu’on sait bien la faire.
Mettre une plume dans toutes les mains revient à fournir une arme supplémentaire à ceux qui savent déjà s’en servir, au détriment de ceux qui en ignorent l’usage. La glorification de la parole découle d’un régime démocratique qui élit ses dirigeants sur la seule base de leur maîtrise du langage. En faisant de l’expression un idéal noble par essence, ce système ne fait que renforcer le pouvoir de ceux qui possèdent déjà les meilleures plumes. Ils savent que leurs mots ont plus de poids que ceux des masses dépourvues d’éducation rhétorique. La politique n’est devenue rien d’autre que l’art de manipuler les foules. À mes yeux, entre être esclave enchaîné par des liens de fer ou par des mensonges, je préfère la première option : au moins, je suis conscient de ma servitude.
Être ainsi trompé et voir ses semblables chanter avec enthousiasme les louanges de cette liberté illusoire est profondément accablant. La parole n’a jamais causé de révolution ; elle en a été le catalyseur, accentuant des dynamiques préexistantes. Les hommes se battent, tuent, et meurent non au nom de la parole, mais au nom de la logique, des idées, des émotions ou des souffrances qu’ils portent. Aujourd’hui, la parole est souvent un simple outil au service des puissants, ceux dont les plumes pèsent le plus lourd. Quelle liberté avons-nous lorsque nous sommes nourris de mensonges habiles depuis l’enfance ? Quel poids a notre vote, quand notre jugement est façonné par ceux qui maîtrisent le mieux l’art de convaincre ? Quel sens reste-t-il à la démocratie, si nos réflexions ne sont que des échos de l’éloquence d’autrui ?
Le paradoxe cruel de la liberté d’expression réside dans son impossibilité et son danger. Une liberté absolue d’expression supposerait que toute opinion puisse être formulée sans aucune conséquence. Cela est irréalisable. On peut abolir les sanctions juridiques liées à la parole, mais jamais les répercussions sociales : mépris, ostracisme, voire violences physiques. Obtenir une liberté d’expression pure dans un État est donc une chimère. Plus encore, un tel idéal serait indésirable. Pour préserver le fonctionnement d’une société et protéger le maximum de vies humaines, certaines opinions doivent demeurer inacceptables. Justifier le génocide, le viol ou le meurtre, quelle que soit la perspective, est intolérable. Certains diront que de tels discours pourraient susciter des débats intéressants ou révéler la stupidité de ceux qui les tiennent. Mais il y aura toujours des esprits séduits par ces idées abjectes. Accepter leur diffusion est un risque inacceptable. Ceux qui se croient à l’abri de ces manipulations sous-estiment le pouvoir de persuasion d’un individu charismatique.
C’est en tolérant l’expression de la haine qu’on lui donne une légitimité implicite. L’Allemagne a sombré dans l’antisémitisme parce qu’elle a d’abord toléré cette haine comme une opinion parmi d’autres. Ce qui est absurde doit être reconnu et désigné comme tel, sans ambiguïté. Ici, il ne s’agit pas de morale, d’idéologie ou d’opinion. Les discours qui justifient le génocide, le viol ou le meurtre ne relèvent ni de la pensée ni du débat : ils incarnent une folie dangereuse. Les tolérer met en péril non seulement la société, mais aussi ceux qui les formulent. Pour leur bien et celui de tous, ils doivent être censurés et rééduqués. Une idée qui prône la destruction ou la haine n’a pas sa place parmi les discours recevables. Elle n’est qu’une aberration.
By Tyméo ACHTE