Sans émotion, l’Homme n’agit pas. Sans douleur ni joie, il n’a aucune raison d’entreprendre quoi que ce soit ; s’il ne ressent rien, il reste inactif et, en fin de compte, se laisse dépérir. Pour agir, il doit soit chercher à ressentir davantage de plaisir et de joie que ce qu’il éprouve avant d’agir, soit vouloir atténuer son niveau de souffrance par l’action qu’il accomplit.
La beauté est-elle une émotion subjective ? Essayer de la réduire à certains objets ou phénomènes précis n’a pas de sens. Ce qui est beau, c’est ce qui nous émeut par son apparence seule. L’émotion qu’elle suscite importe peu ; par sa simple existence, l’émotion qu’elle procure nous pousse à agir, et donc à vivre. La souffrance ou la joie qu’elle nous fait ressentir sont ultimement positives, car elles nous incitent à faire, à ne pas nous abandonner à l’inaction et au dépérissement.
L’art suit une définition similaire. Prétendre que l’art se limite aux peintures ou aux sculptures est absurde. Ce qui fait d’une œuvre un objet d’art, ce n’est pas la volonté de son auteur de le définir comme tel, mais le fait que, par sa seule existence, elle éveille une émotion chez autrui. Le mot « art » désigne simplement quelque chose qui peut être perçu comme beau, et il n’est pas besoin d’en dire plus pour le définir. Le dessin le plus ordinaire, le paysage naturel ou urbain le plus simple, la scène de la vie quotidienne la plus banale : ici réside l’art. Dans les émotions que la vie nous inspire — de la satisfaction et de la fatigue nées de la monotonie à la surprise d’un événement inattendu —, l’art nous fait sortir de la discipline et de l’action aveugle, il nous offre une émotion qui nous libère du voile émotionnel permanent qui accompagne nos actes. Pour un poète, l’art n’est pas son poème, mais l’émotion qu’il a ressentie lors d’une promenade et qui l’a poussé à écrire.
La peinture et les autres formes d’« art » traditionnelles n’ont jamais été l’art en elles-mêmes, mais seulement des supports, des tentatives de transmettre d’une personne à une autre une émotion ressentie. Ces formes d’« art » ne sont que des essais pour imiter et transmettre ce qui a été perçu naturellement, mais ultimement, la beauté s’exprime en toute chose, et son existence dépend uniquement de la façon dont elle est perçue par chacun. L’art n’est jamais plus qu’un vecteur de beauté ; ainsi, toute chose possédant cette propriété mérite d’être désignée comme artistique.
La seule véritable limite de la beauté est que son existence dépend de l’expérience de celle-ci. Une chose qui a le potentiel d’être belle, si elle n’est jamais vécue, conserve sa beauté de façon vaine. La beauté passe toujours par une expérience qui, elle, est unique à chaque individu. Comme toute perception propre est unique, toute expérience et toute émotion sont également singulières. La beauté est absolument personnelle, et par extension, absolument subjective. Par conséquent, tenter de la catégoriser ou de la restreindre à une définition simpliste, sans tenir compte de son essence fondée sur l’expérience unique de chaque individu conscient, revient à la priver de son sens.
Bien que non essentielle au sens strict, la beauté demeure vitale pour des millions de personnes. Combien d’entre elles se retrouveraient sans raison d’exister ou d’agir sans elle ? Bien que certains survivraient, le nombre d’individus qui cesseraient de faire ou qui ne pourraient plus supporter le poids de l’existence serait assurément élevé. Affirmer que la beauté n’a pas de valeur est donc inacceptable, car elle assure la survie de milliers, voire de millions d’êtres humains, non pas uniquement comme source de plaisir (même si elle en est une), mais comme une raison d’être qui transcende l’émotion. Ainsi, l’« art » n’a pas de valeur en lui-même, mais l’expérience de la beauté qu’il véhicule en a une immense. Empêcher les individus de ressentir une telle expérience, c’est risquer de les priver d’une raison d’être et d’agir, qui peut se révéler vitale pour certains.
C’est en partie pour cette raison que l’aliénation sociale est un danger si important. Par exemple, épuiser les individus avec un travail éreintant et répétitif les empêche de faire l’expérience de la beauté, car ils sont trop fatigués pour ressentir autre chose que leur propre épuisement. En poussant les individus à une discipline rigide, à agir sans questionner, on les rend insensibles aux expériences et à leurs propres émotions. Cette aliénation peut également se manifester par la fixation : lorsqu’on incite un individu à se concentrer uniquement sur un sujet, il éprouve plus de difficultés à faire l’expérience d’autres choses. Il n’est pas rare que nos sociétés utilisent cette aliénation pour limiter les expériences possibles, au bénéfice des dirigeants de ces mêmes sociétés. C’est pour cette raison que la liberté d’expression est si importante : les individus sont conscients que ceux qui contrôlent ce qui peut être transmis (et donc les expériences que chacun peut vivre) peuvent manipuler autrui à leur avantage. En effet, la manipulation s’appuie d’abord sur les émotions, avant de passer par la logique, et la beauté, au cœur de toute expérience, est fondamentalement émotionnelle. Contrôler l’expérience, c’est contrôler la beauté ; contrôler la beauté, c’est contrôler l’émotion ; contrôler l’émotion, c’est contrôler l’individu.

By Tyméo ACHTE

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